LA TECHNOCRATIE ET SON IMPACT
SUR L’INTEGRATION SOCIALE DANS LE MONDE ARABE
ANALYSE DESCRIPTIVE
ANALYSE DESCRIPTIVE (*)
Par Ammar BOUHOUCHE(**)
On pense habituellement, au plan théorique, que la bureaucratie dans les pays en développement est un instrument d’application de la politique élaborée par les leaders politiques. Mais en réalité et aux yeux de beaucoup de gens, les bureaucrates ne sont pas seulement les agents de ceux qui conçoivent la politique, et leur autorité et leur influence ne se limitent pas à l’application des instructions telles qu’elles leur sont données par leurs supérieurs. De plus, il est intéressant de noter qu’une grande partie des fonctionnaires dans les pays en développement sont vus par les masses comme des arbitres capricieux qui assumeraient leurs responsabilités suivant des règles formelles mais qui, en réalité, ont un pouvoir discrétionnaire pour interpréter les règlements et donner une légitimité à toute décision qu’ils prennent.
Ceci signifie que chaque citoyen a tout intérêt à s’imprégner de deux réalités: d’un côté, la structure du système organisationnel, basé sur des règles formelles, des procédures légales ; de l’autre, l’individu chargé d’appliquer les lois en vigueur, et qui le fait suivant son style et ses idées propres. En ce sens, la faiblesse des institutions, en renforçant l’autorité des individus, a permis aux bureaucrates de jouer le rôle d’intermédiaires entre les chefs politiques et les citoyens (1).
C’est donc le déséquilibre entre le concepteur et les exécutants de la politique dans le monde arabe qui est à l’origine de conditions défavorables au travail. Dès lors que dans tout pays arabe les fonctionnaires se mettent à travailler dans l’obscurité, et suivant des stratégies vagues, il advient qu’il leur est très difficile de résoudre les problèmes quotidiens et de percevoir les besoins de leurs concitoyens. Dans ces conditions, il s’ensuit généralement que les problèmes urgents leur interdisent d’agir suivant une stratégie préétablie. A partir du moment où il devient évident pour le peuple que les fonctionnaires sont obligés d’agir de façon hâtive et contraints à une gestion de crises qui leur interdit une gestion par objectifs, les citoyens se mettent à rechercher de nouvelles voies et des moyens incertains pour mener à bien leurs affaires. Cette tendance va de paire avec la tendance générale à fournir des services aux citoyens en échange d’autres services et réciproquement. Cette question des relations d’affaires et d’utilisation des institutions à des fins personnelles par les bureaucrates, nous amène bien sûr à celle de la subjectivité. Il est évident que les réglementa étatiques, qui sont la base des grandes actions sociales, ne suffisent pas nécessairement à résoudre beaucoup de problèmes compliqués. Ces lacunes et ces imperfections dans les systèmes politiques obligent les fonctionnaires arabes à entretenir de bonnes relations avec leurs concitoyens pour leur permettre de réduire toute pression sur les institutions des Etats arabes. Le problème le plus redouté et qui a un effet négatif sur les intérêts tant du fonctionnaire que du citoyen est celui de la stagnation.
Nous voulons dire, en substance, que les fonctionnaires arabes font tout leur possible pour surmonter les problèmes de l’immobilisme et prouver au citoyen et à leurs supérieurs qu’ils se sont rendus utiles à chacun. L’inobservation des lois est générale, et personne dans la hiérarchie, du sommet à la base, ne peut prétendre ne pas avoir abusé de son autorité et de son influence. Aussi est-il très difficile à quiconque de juger autrui et de le condamner pour violation des lois, puisque telle personne qui s’érigerait en juge a elle-même abusé de son autorité et est par conséquent condamnable. Tout ce que nous venons de dire démontre que les buts de la société arabe ne sont pas clairs et que les « méthodes de travail ne correspondent pas aux réalités arabes. Dans ce contexte, les faibles performances de la bureaucratie dans le monde arabe et son rôle limité dans la modernisation de la société arabe sont le résultat naturel de l’incapacité des Etats arabes à mettre en place des mécanismes efficients, mobilisant tous les citoyens arabes service de leur cause nationale.
Si nous jetons un rapide coup d’oeil sur les principaux problèmes qui ont ralenti le processus de modernisation et de consolidation de l’unité arabe, nous constaterons que ces anomalies ont pour causes essentielles :
1 – Une autorité centralisée
2 – Le défaut de contrôle et de vérification
3 – Le manque de coordination et de communication
4 – L’inexistence d’écoles de formation
5 – La difficulté à trouver des fonds suffisants et des agents compétents pour réaliser des programmes importants
6 – La dépendance d’une technologie importée
7 – L’ingérence étrangère et les pressions extérieures
8 – Le peu d’attrait pour le travail en équipe
9 – La méfiance
10- La crainte de la critique et des concurrents potentiels
11- L’attachement à des intérêts étroits et non la défense des
intérêts généraux
12- Le népotisme
13 – Le manque d’enthousiasme pour l’initiative
14 – Le gaspillage de temps et d’énergie
15- La résistance au changement.
Toutes ces mauvaises pratiques révèlent les aspects négatifs de la bureaucratie dans le monde arabe. Mais ces imperfections sont le lot de toute société passée par les différents stades de la construction de l’Etat et, tout comme leurs collègues des pays développés, les fonctionnaires arabes peuvent améliorer leur système et se débarrasser des aspects négatifs dans le secteur public.
Cependant, le dilemme des fonctionnaires est qu’ils n’ont que des pouvoirs délégués. Ils n’ont pas les mains libres pour procéder à tout changement radical. C’est au nom de l’intérêt public, de la loyauté au régime, de la rationalité et de la crédibilité qu’ils peuvent influer sur la vie quotidienne du peuple et changer le cours des évènements. Alors qu’ils peuvent à coup sûr influencer les politiciens et arriver à les convaincre d’adapter leurs recommandations, les fonctionnaires doivent, en tout état de cause, se considérer comme les subordonnés des chefs politiques.
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Il faut noter, ici, ce fait très important que les bureaucrates arabes peuvent exercer des pressions sur les leaders arabes et participer avec eux à l’élaboration de la politique. En ce sens, au contraire des universitaires très occupés à enseigner et accroître le savoir de leurs étudiants, ou des officiers militaires constamment préoccupés par les questions de sécurité nationale – les fonctionnaires, de par leur capacité de gestion, sont partie prenante dans les actes de gouvernement quotidien. Ce sont des « éléments internes », familiarisés avec les opérations de tout système et non des «éléments externes ». Ils sont aussi responsables de la façon dont sont appliquées les décisions des chefs politiques.
Il est évident que l’élaboration effective d’une politique et la qualité de ses résultats dépendent, dans une large mesure, des informations dont disposent les chefs politiques. Sans information exacte, l’opinion publique risque d’être mal instruite, désorientée et éventuellement trompée, induite en erreur par des actions nuisibles et des actes contradictoires. Etant source d’informations, les bureaucrates sont les dépositaires des secrets d’Etat. Aussi les législateurs arabes n’ont-ils d’autre choix que de compter sur la crédibilité, l’honnêteté et l’efficacité des fonctionnaires arabes.
Du point de vue technique, dans tout état arabe, les fonctionnaires sont donc maîtres de l’articulation politique et de l’application des décisions des ministres. Par ces actions, ils peuvent canaliser les forces sociales dans la direction qu’ils veulent. On peut, de plus, affirmer que si la plupart des ministres décident effectivement des grandes orientations politiques, il n’ont ni le temps ni la compétence pour en finaliser les détails. Ce sont les bureaucrates qui. mettent leur compétence au service de la Nation et apportent des bienfaits à l’humanité toute entière.
La question qui se pose ici est la suivante : si la bureaucratie est dépositaire des secrets d’Etat et si les leaders politiques sont tributaires de sa compétence technique, de son soutien et de sa loyauté, pourquoi les pays arabes n’ont-ils pas fait montre à ce jour d’une idéologie propre en matière de service public et n’ont-ils pas créé une organisation unifiée ? Ceci aurait encouragé et aidé :
1 – Au rétablissement de la sécurité et à la garantie de l’ordre intérieur.
2 – A l’établissement et au maintien d’un consensus.
3- A l’intégration à une communauté politique nationale des divers éléments communaux et régionaux, religieux ou ethniques.
4- A l’organisation et à la distribution de pouvoirs et fonctions conventionnels entre les organes de gouvernements centraux, régionaux et locaux et entre l’autorité publique et le secteur privé.
5- Au dépassement des intérêts socio-économiques traditionnels.
6- Au développement d’institutions et techniques modernes.
7 – A entretenir la sécurité matérielle et psychologique.
8 – A la mobilisation de l’épargne et des ressources financières courantes.
9 – A la planification rationnelle des investissements.
10 – A la gestion efficace des services,
11 – A accélérer la participation à des activités modernisantes, en particulier pour les postes de prise de décision.
12 – A asseoir une position sûre dans la communauté internationale (1).
Je pense qu’il existe de nombreuses raisons et explications aux échecs de la Nation arabe. Mais il me semble évident que ces anomalies trouvent leur source essentiellement dans un conflit entre les valeurs et le comportement étrange des individus. Ces valeurs doivent permettre aux citoyens arabes, dans leur ensemble, de créer un système de relations humaines fécond. Dès lors qu’il est admis que les valeurs diffèrent d’une personne à une autre, on ne peut nier leur effet et leur impact sur les actions et le comportement des peuples. Ce sont elles qui guident les citoyens dans le travail et déterminent leurs attitudes devant tout événement important.
Qu’y a-t-il de mauvais dans les valeurs des fonctionnaires arabes? C’est leur tendance à être réfractaires aux autres valeurs. D’une façon générale, ils ont l’impression que leurs vues sont très saines, raisonnables et indispensables. Une telle estime pour soi a fatalement un effet inverse sur toute action visant à rassembler les arabes.
Il est évident que les Etats arabes disposent de ressources naturelles et d’un potentiel humain qu’on ne trouve pas chez nombre de pays développés. Mais la différence vient des individus improductifs dans le monde arabe. Ce sont les mentalités rétrogrades de certains qui compliquent les choses soit en minimisant l’importance des fractions subordonnées soit en surestimant l’apport d’autres personnes au système organisationnel.
S’il ne fait aucun doute que la loyauté des fonctionnaires envers leurs supérieurs est fondamentale pour l’établissement d’un bon système de relations personnelles et la mise en œuvre de la politique officielle, elle ne doit cependant pas être automatiquement détournée vers l’édification d’un réseau d’ambitions et d’influences personnelles. Ces personnalités officielles, attachées uniquement à leurs propres intérêts considèrent le pouvoir, le revenu et le prestige pratiquement comme les seuls réalités importantes dans leur système de valeurs (1). Une telle attitude entraîne la rupture des règles formelles, le désordre et la discontinuité en cas de disparition ou de mutation du chef.
Sans aucun doute la conduite des individus reflète les valeurs dominantes, les cultures et les qualités des systèmes éducatifs familiaux, scolaires et universitaires. Plus précisément, c’est dans la famille que les jeunes générations apprennent à obéir sans discuter, et que la soumission est inculquée par force aux futurs employés des Etats arabes. Cette suppression de la personnalité par la famille est aggravée par la nécessité d’apprendre et de retenir par cœur ce que disent les personnes ayant l’autorité. On retrouve le même processus dans les universités où les étudiants suivent les cours et sont notés par leurs professeurs.
Cependant, ces commentaires critiques sur les anomalies qui découlent du lent processus de modernisation et d’unification du monde arabe, ne doivent pas atteindre notre moral ni conduire à abandonner nos buts originels. Si les fonctionnaires arabes et leurs concitoyens n’ont pas encore réussi à trouver une formule adéquate leur permettant de surmonter les crises courantes, ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Chaque société se heurte à des problèmes particuliers lorsqu’elle cherche à mobiliser ses ressources et ses énergies afin de réaliser l’unité nationale et la prospérité.
J’ai la conviction que les Arabes possèdent la détermination, les moyens et les hommes compétents pour mettre en œuvre des stratégies et créer les conditions favorables à l’éclosion d’une autorité centrale effective de la nation arabe.
Ce qui fait défaut actuellement, c’est un consensus sur la politique ou un accord sur les formes et le style de mobilisation des ressources et des énergies arabes pour promouvoir les intérêts de tous les citoyens du monde arabe.
Il va sans dire que chaque fois que le processus d’intégration trouvera une force, l’impulsion provoquera l’enthousiasme et se traduira en résultats concrets, les fonctionnaires en seront bénéficiaires en ce sens que le développement des activités attirera vers eux un plus grand nombre de personnes compétentes et accroîtra leur prestige, leur revenu et leur pouvoir politique. Tout cela sera bénéfique aux technocrates arabes du fait qu’il se traduira en emplois supplémentaires et postes nouveaux à pourvoir. Dès lors que les emplois se développent et que les bureaucrates qualifiés sont promus, les fonctionnaires arabes trouveront une excellente qualité de fonctionnement des services spécialisés.
Ainsi la participation des citoyens au processus de prise de décisions et à l’application de la politique tout comme l’élection de candidats compétents, doivent être considérées comme la base de toute modification visant à améliorer l’image des autorités et des institutions. S’il existe un grave problème à enrayer et le plus complètement possible, c’est bien celui du fossé séparant les citoyens des autorités dans le monde arabe. C’est un fait très étrange que les détenteurs officiels du pouvoir considèrent comme un axiome que toutes leurs actions et toutes leurs décisions sont nécessairement satisfaisantes, pour la majorité de leurs concitoyens. De telles croyances ne conduisent qu’au fourvoiement et sont difficilement soutenables dès lors que les peuples concernés n’ont pas été consultés à l’avance et que leurs opinions sont ignorées.
Tout cela signifie que les décisions prises sans consultation du peuple ne peuvent apporter aucun soutien de celui-ci aux autorités et que par conséquent, celles-ci n’auront qu’un faible impact sur le consensus et les accords généraux quant à la politique qui serait acceptable pour les autorités et les citoyens.
Fondamentalement, on ne peut motiver le peuple et l’amener à se conformer aux règles officielles et à apprécier le rendement des individus recrutés pour le service si les actes n’ont rien à voir avec ce que le peuple veut réellement.
Bien plus, l’indifférence envers les citoyens et le refus d’écouter leurs griefs et de résoudre les problèmes qui les touchent le plus nous donnent une idée de la façon dont les bureaucrates se méprennent sur leurs fonctions, compliquent la vie de leurs concitoyens et alourdissent les institutions.
Naturellement, les politiciens, très occupés, n’ont pas le temps de juger les bureaucrates et d’évaluer leur rendement culturel. Comme chacun sait, les fonctionnaires n’ignorent pas que leurs supérieurs sont accaparés par des réunions continuelles, de longs rapports à lire et à rédiger, des déplacements importants et par l’examen de crises graves. Avertis des lourdes pressions qui pèsent sur eux, les bureaucrates comptent sur l’indisponibilité de leurs supérieurs du fait des problèmes marginaux et imposent leurs vues aux administrés.
S’il est vrai en théorie que souvent les bureaucrates hésitent à agir et à résoudre les problèmes importants parce que les décisions finales doivent être approuvée, par les hautes autorités, en réalité, c’est le fait que les citoyens arabes n’ont pas la possibilité de faire pression sur les bureaucrates pour les obliger à répondre très vite à leurs demandes qui retarde la satisfaction des besoins de la population. A partir du moment où les bureaucrates sont convaincus que les citoyens ne représentent pas une menace pour leur position administrative parce qu’ils ont été choisis par leurs supérieurs, soit qu’ils aient confiance en eux, soit qu’ils aient un intérêt mutuel à s’entre protéger, ils ne voient bien sûr aucune nécessité de s’acharner au travail et de se fatiguer l’esprit. Ainsi, les lois sont transformées en instruments de contrôle de la population. Mais il y a beaucoup de souplesse dans les contacts avec ces fonctionnaires recrutés à l’origine pour être au service de la population.
Il est ainsi évident que, contrairement à ce qu’on prétend officiellement, la bureaucratie, loin de s’adapter aux principes et origines de son existence c’est-à-dire le service public et la satisfaction des besoins d’êtres humains, chercherait plutôt à utiliser le pouvoir en vue de contrôler les choses.
Pour parler clairement, il faut dire que les bureaucrates sont essentiellement occupés à mettre au point des formalités, à chercher de nouvelles méthodes de contrôle et à faire renaître des règles désuètes plutôt qu’à rendre service. L’essentiel pour eux est que « pour la bureaucratie l’action ne doit pas être seulement action, mais doit être justiciable du contrôle. Si elle ne l’est pas, elle n’est pas action. Ou plutôt, elle peut l’être, mais la bureaucratie ne peut en prendre compte officiellement » (1)
Le résultat de cette tendance et de cette mentalité est que les bureaucrates deviennent étrangers à leur société et sont coupés de leur peuple. Dès lors qu’ils sont soucieux d’abord de leur réputation, de leur crédibilité et de leur détermination à garder le pouvoir, la question du service des administrés devient hors de propos et doit être plutôt considérée comme affaire de routine. C’est précisément cette sorte d’apathie qui amène le peuple à déplorer et à tenir rigueur aux fonctionnaires arabes de leurs attitudes négatives. Les citoyens déçus ont souvent, et en particulier quand leurs problèmes n’ont pas d’importance pour les technocrates, le sentiment que leurs fonctionnaires ne comprennent pas les besoins des individus et les considèrent plus comme des robots que comme des êtres humains.
Si l’on considère les problèmes du point de vue des bureaucrates, il semblerait que ceux-ci soient bien le plus puissant instrument de contrôle dans toute société et qu’ils doivent l’être pour préserver leur autorité et même leur raison d’être. Les gens doivent savoir que « le bureaucrate ne s’intéresse pas à l’individu en chair et en os présent devant lui mais à sa « vie ». Ainsi, cette bureaucratie est un monde autonome de « papier en circulation » ou tout au moins l’est-elle en principe » (2).
En bref, les bureaucrates, qui sont le produit naturel de leur société, sont coupés du peuple et ont leurs propres intérêts distincts qui les poussent à apprendre à améliorer leur compétence technique et à garder toute chose sous leur contrôle. Sans un tel contrôle dirigiste, l’anarchie prévaudrait et la crédibilité et la réputation des bureaucrates seraient en péril.
Cependant, la question des intérêts propres ne doit pas être considérée comme le seul obstacle majeur au processus d’intégration dans le monde arabe. S’il est tout à fait évident que le conflit des intérêts est chose normale dans toute société, il est anormal, par contre, que l’on crée des barrières artificielles entre le peuple et ses fonctionnaires.
Je parle bien entendu du problème de l’aliénation sociale et en particulier des relations sociales de l’homme détournées en relations de contrôle (1).
C’est au nom de l’efficacité, la « non personnalisation», la rationalisation et l’objectivité que la bureaucratie perd le contact avec les réalités et prend le chemin de la déshumanisation. En visant l’accomplissement de ses buts, la bureaucratie n’a pu affirmer la prééminence des besoins fondamentaux sur les techniques de procédures.
S’il est vrai que les instruments de contrôle bureaucratique sont essentiels pour la coordination des activités humaines, l’établissement de la rationalité et de la discipline, point n’est besoin de manipuler les êtres humains et de les «dompter» pour les habituer à baisser la tête quand ils sollicitent des services et à dépendre de la bureaucratie alors que le dernier des éléments la composant dépend lui-même de l’humeur de ses chefs politiques ou de ses supérieurs.
Le nouvel esprit de la bureaucratie est basé principalement sur l’action dissociée de l’opinion des acteurs ; et la dissociation de l’effet de l’action est comme la dissociation de l’orateur à l’égard de son discours » (2).
Le résultat de tout ceci est de réduire le rôle de la bureaucratie à celui d’une boite aux lettres. En d’autres termes, son souci principal n’est pas de considérer le sort ou les problèmes du peuple, elle est uniquement occupée à recevoir des instructions de ses supérieurs et à les appliquer de la façon la plus stricte.
L’apathie des fonctionnaires arabes découle du fait qu’ils sont concentrés sur ce qui touche à leurs intérêts mais qu’ils ignorent ce qui pourrait avoir un impact positif sur la vie de tous les citoyens arabes. Les effets de ces pratiques apparaissent à différents niveaux (3).
Le premier est le niveau social : les bureaucrates sont engagés dans le processus de transformation de l’action sociale en une action rationnellement organisée. Indispensables et spécialisés dans toutes les réalités de l’existence, les bureaucrates ont toujours essayé de garder le contrôle de tout et de réduire les conflits à des niveaux maîtrisables. Leur dilemme est qu’ils sont souvent à l’écoute de leurs Supérieurs est qu’ils ne sont au service du citoyen que dans le cas où le dossier qu’il a présenté est absolument complet. En outre, ils ont accès à l’information « confidentielle » et connaissent tout de l’administré. Très naturellement le fait qu’ils disposent de ces informations rend le citoyen vulnérable à leurs agressions et à leurs intimidations. Dans des cas exceptionnels les bureaucrates peuvent redevenir des êtres humains normaux, écouter attentivement et raisonner, mais seulement avec leurs amis intimes. Outre les traitements de faveur qu’ils accordent, le temps important qu’ils gaspillent à se plaindre, le temps qu’ils perdent à lire les journaux au bureau et les séries de réunions qu’ils tiennent au lieu de mettre toute leur énergie au service du public, les bureaucrates semblent, en général et particulièrement dans les Etats arabes, n’ayant pas de revenus pétroliers, mécontents de leurs salaires qui s’avèrent insuffisants pour faire face aux besoins croissants et à l’inflation. C’est pourquoi, ils semblent toujours à la recherche des moyens d’améliorer leur revenu même si cela doit se faire aux dépens des institutions de l’Etat et entraîner, éventuellement, la propagation de la corruption et la défiance à l’égard des fonctionnaires.
En deuxième lieu, vient le niveau culturel: chaque citoyen peut constater par lui-même qu’il existe de nombreux fonctionnaires ayant une haute idée d’eux-mêmes et qui n’hésitent jamais à imposer leur appréciation aux autres citoyens chaque fois que la question de rendre des services surgit dans une discussion. Cette tendance provient de la culture dominante dans la société arabe qui permet à certains individus de dominer d’autres individus et de les amener à faire ce qu’ils veulent sans discussion, ni retard. Ce phénomène se manifeste d’abord dans la famille, ensuite à l’école ou à l’université et éventuellement au niveau des institutions de l’Etat. Visiblement, la suprématie de ces hommes forts dans l’administration représente la garantie que le travail sera fait conformément à la loi et dans la discipline.
Il est dans l’intérêt des citoyens de ne pas remettre en question les travaux des experts car le peuple ne les a pas élus ou sélectionnés pour les postes qu’ils occupent.
En outre, une autre barrière culturelle à une bonne prestation de services au profit des masses arabes, c’est la mauvaise habitude de personnaliser toute remarque sur un mauvais travail et le refus d’une grande partie des bureaucrates arabes de laisser autrui apprécier et juger leur travail et éventuellement de rectifier les anomalies et apporter les retouches nécessaires. Si un observateur essaie d’analyser la conduite et l’activité de certains bureaucrates arabes, il arrivera nécessairement à la conclusion que le principal souci de la plupart des fonctionnaires dans le monde arabe n’est ni le désir ni la volonté de servir leurs concitoyens, ni celui de s’enrichir de l’expérience de leurs collègues ou d’utiliser leurs talents à l’accomplissement des objectifs fixés (comme l’exigent la notion de service public et l’éthique ). Leur souci principal suivant est de trouver les moyens de satisfaire leurs ambitions personnelles, de s’assurer l’honorabilité et l’admiration en se servant de collaborateurs loyaux.
En troisième lieu, on citera la barrière psychologique qui sépare les citoyens des fonctionnaires de l’administration publique. Le point le plus important, qui mérite peut-être d’être mentionné c’est l’institutionnalisation de la bureaucratie et sa finalité d’instrument technique de mobilisation des ressources et des énergies humaines pour les canaliser vers les buts qu’elle a fixés. Dès lors que les fonctionnaires ont le pouvoir, l’argent, les moyens légaux de contrôle, et prennent leurs nouvelles responsabilités, ils deviennent un nouveau type d’hommes, indispensables à des individus subordonnés. Ils deviennent une force puissante, capable d’organiser la vie sociale et de diriger les individus vers les buts assignés.
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Lentement mais sûrement, les individus se retrouvent impuissants et soumis aux manœuvres de gens qui leur sont étrangers, autorisés à examiner leurs demandes et à réclamer des suppléments d’information si nécessaire avant de satisfaire n’importe quelle requête. C’est par les pouvoirs que leur confèrent leurs qualités de conseillers légaux, d’experts techniques et d’employés ayant autorité qu’ils se retrouvent en position de supériorité par rapport à leurs concitoyens impuissants. Ainsi, les individus ne sont plus maîtres de régler leur propre sort et les nouveaux modèles de conduite rendent aisée aux technocrates la possibilité de détruire la personnalité de tout individu. Cette tendance semble confirmer la thèse d’un spécialiste selon laquelle le développement doit être considéré comme « un processus à la fois créatif et destructif, créant de nouvelles possibilités et ouvrant de nouveaux horizons au prix de la dislocation et de la souffrance humaine »(1).
En quatrième lieu, on mentionnera la barrière du langage qui est le principal outil pour communiquer avec le peuple et recevoir les instructions des supérieurs. Sans aucun doute, les fonctionnaires comptent sur le langage impersonnel qui est partie intégrante des structures des institutions. Pour obtenir satisfaction, les masses arabes n’ont pas d’autre choix que de comprendre, avec exactitude, la substance des instructions et directives et de s’y conformer car les structures d’Etat ne travaillent pas sur une base personnelle ou n’ont pas la possibilité d’étudier et de réfléchir sur les cas individuels comme ils le méritent, comme dans toutes les administrations du monde.
Après tout, les bureaucrates, au contraire des leaders politiques qui sont en principe choisis par les électeurs, n’ont de comptes à rendre qu’à leurs supérieurs hiérarchiques. Ainsi, les bureaucrates utilisent leur terminologie propre pour dissimuler certaines choses au public, préserver les secrets de leur profession et déterminer le genre d’informations à diffuser ou à classer. En ce sens, la bureaucratie, de même qu’elle se distingue de la société sur plusieurs points, confirme qu’elle diffère aussi quant à l’usage du langage (2).
En cinquième lieu, vient le grand dilemme de la politique qui influe sur toute chose dans la vie publique. A cet égard, il est facile de voir que des groupes de pression concurrents dominent l’arène politique, créent des fonctions et exercent des pressions sur les fonctionnaires pour qu’ils se plient à leurs exigences.
Au contraire des personnalités influentes et des groupes de pression bien organisés, le public est incapable d’établir les prémices d’un système de valeurs uniforme qui consolide les actions collectives et crée un consensus public sur les éléments politiques essentiels d’intérêts communs. Comme groupes de pression organisés et actifs, en plus de la bureaucratie qui constitue elle-même un groupe d’experts professionnels, ils peuvent faire obstruction à la politique du gouvernement toutes les fois qu’ils auront la certitude que les chefs politiques sont peu disposés à leur faire des concessions et à prendre des décisions en leur faveur.
Il est certain que les bureaucrates ne se contentent pas d’exécuter les ordres et d’appliquer la politique telle qu’elle leur est fixée
En quatrième lieu, on mentionnera la barrière du langage qui est le principal outil pour communiquer avec le peuple et recevoir les instructions des supérieurs. Sans aucun doute, les fonctionnaires comptent sur le langage impersonnel qui est partie intégrante des structures des institutions. Pour obtenir satisfaction, les masses arabes n’ont pas d’autre choix que de comprendre, avec exactitude, la substance des instructions et directives et de s’y conformer car les structures d’Etat ne travaillent pas sur une base personnelle ou n’ont pas la possibilité d’étudier et de réfléchir sur les cas individuels comme ils le méritent, comme dans toutes les administrations du monde.
Après tout, les bureaucrates, au contraire des leaders politiques qui sont en principe choisis par les électeurs, n’ont de comptes à rendre qu’à leurs supérieurs hiérarchiques. Ainsi, les bureaucrates utilisent leur terminologie propre pour dissimuler certaines choses au public, préserver les secrets de leur profession et déterminer le genre d’informations à diffuser ou à classer. En ce sens, la bureaucratie, de même qu’elle se distingue de la société sur plusieurs points, confirme qu’elle diffère aussi quant à l’usage du langage (1).
En cinquième lieu, vient le grand dilemme de la politique qui influe sur toute chose dans la vie publique. A cet égard, il est facile de voir que des groupes de pression concurrents dominent l’arène politique, créent des fonctions et exercent des pressions sur les fonctionnaires pour qu’ils se plient à leurs exigences.
Au contraire des personnalités influentes et des groupes de pression bien organisés, le public est incapable d’établir les prémices d’un système de valeurs uniforme qui consolide les actions collectives et crée un consensus public sur les éléments politiques essentiels d’intérêts communs. Comme groupes de pression organisés et actifs, en plus de la bureaucratie qui constitue elle-même un groupe d’experts professionnels, ils peuvent faire obstruction à la politique du gouvernement toutes les fois qu’ils auront la certitude que les chefs politiques sont peu disposés à leur faire des concessions et à prendre des décisions en leur faveur.
Il est certain que les bureaucrates ne se contentent pas d’exécuter les ordres et d’appliquer la politique telle qu’elle leur est fixée Hiérarchiquement, mais qu’ils la font aussi. De fait, la survie des eux groupes dépend de leur capacité à coopérer et à utiliser leur force de façon a préserver leurs intérêts mutuels et leur contrôle sur les masses.
Les gouvernements ont pleine conscience que leurs fonctionnaires connaissent très bien leur dossier, leur vie privée, ce qu’ils veulent obtenir et ce qu’ils n’aiment pas. Ils comptent sur leurs technocrates pour leur fournir des informations exactes qui leur permettent de prendre des décisions sages, d’éviter tout ennui qui surviendrait parce qu’ils auraient été trompés et éventuellement de conserver leurs postes.
En conclusion, nous vivons une époque de rapides changements sociaux, et de grands développements des services publics. Chaque gouvernement du monde arabe est engagé dans le processus de détermination des structures à mettre en place et des alternatives à sélectionner. Les dimensions multiples de ces tâches exigent l’appui précieux des gouvernements et chefs qui fournissent l’énergie et soutiennent les activités entreprises par les fonctionnaires en coopération avec eux.
Le thème de cet article est de montrer que les gouvernants arabes comptent très fortement sur les technocrates qui leur fournissent les voies et moyen de s’attaquer à des problèmes à plusieurs dimensions. Cela signifie qu’en réalité les bureaucrates arabes sont engagés non seulement dans la planification et l’application de la politique mais aussi dans l’élaboration de celle-ci.
La bureaucratie dans le monde arabe a la capacité fantastique de pouvoir agir comme un pont liant le peuple à l’élite dirigeante. Ses bureaucrates peuvent aussi bien s’occuper de l’intérêt public, assurer la continuité de la politique et diriger l’opinion publique que fourvoyer, discréditer le secteur public et miner la confiance du peuple dans son gouvernement.
A la différence d’autres forces sociales qui ont une autorité limitée à des sphères d’influences spécifiques, les technocrates sont présents à tous les niveaux de la hiérarchie de l’Etat, détiennent les clés de tous les projets de développement national et ont un impact important dans la modification des buts et des valeurs sociales. Ils sont en état de canaliser les forces sociales dans la direction qu’ils veulent. Ainsi, le sort des gouvernements et des citoyens est étroitement lié au rendement des bureaucrates.
Ce que nous tenons à affirmer essentiellement, c’est que l’avenir de la Nation arabe tout entier repose entre les mains de ses fonctionnaires. S’il est vrai qu’en théorie la volonté du peuple et celle des chefs sont les deux autorités suprêmes dans la prise des décisions et que les bureaucrates sont plutôt des instruments d’exécution de ces décisions, en réalité, ni les chefs politiques ni les citoyens n’ont le temps, la compétence et le savoir technique pour proposer des politiques concrètes. Les fonctionnaires sont fortement assimilés à la direction politique et sont les gardiens des besoins publics. L’espoir des masses arabes c’est que leurs fonctionnaires accroissent ces facteurs de force et utilisent leur compétence technique au service de la promotion de l’unité arabe et mobilisent les richesses de leur Nation en vue de réaliser les aspirations de 120 millions d’Arabes. Il ne fait aucun doute dans l’esprit de chaque Arabe qu’ils sont bien placés pour influer sur le changement dans quelque direction que ce soit, s’ils le veulent, car ils sont à l’origine des connaissances nécessaires pour modifier toutes circonstances. Comme dépositaires des secrets De l’Etat, ils peuvent dissimuler aux chefs politiques toute information susceptible à la cause arabe pour leur présenter uniquement les idées fondamentales qui renforcent cette cause.
(1) : La technocratie représente le plus haut niveau de la bureaucratie et bien souvent les technocrates sont appelés « spécialistes » ou « experts ». En terminologie politique, nous les appelons « cadres » ou bien « hauts fonctionnaires ».
(1) : M.Y. ESMAN. «The Politics of Development Administration», In Montgomery and Siffin, Approaches to Development : Politics, Administration and change. New York Mc Graw -Hill, 1966, pp. 16-64.
(1) : Antony DOWNS Inside bureaucracy, Boston, Mass. Little Brown and co. 1967, p. 88.
(1) : Pour plus de détails, voir RALPH P. HUMMEL, The Bureaucratic Expérience. New York : St Martin’s, Press, 1977 p. 27.
(2) : Peter BURGER, and Hansfried KELLNER, The homelless mind: Modernization and Conscionsness. New York : Randome House, Vintage Books, 1974, p. 47
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(1) : Max WEBER, Economy and Society: New York: Presses Bedminister, 1968, pp. 965-10005. 408
(2) : RALPH P. FHUMMEL. The Bureaucratic Experience. New York: St Martin’s Press, 1977. p. 20.
(3) : Pour plus de détails, voir : RALPH P. HUMMEL, The Bureaucratic Experience. New York St Martin’s, Press, 1977, p. 3 and 20.
(1) : C .E. BLACK, The Dynamics of Modernisation. New York: HARPER et Row, 1967, p. 27.
(2) : RALPH P.HUMMEL, The Bureaucratic Experience, New York: Saint Martin’s Press. 1977, p. 147 .
(1) : RALPH P.HUMMEL, The Bureaucratic Experience, New York: Saint Martin’s Press. 1977, p. 147